Nous étions en liberté


« Nous étions en liberté…»

de Rémy Madoui*

Note: Article publié par Le Figaro Magazine, Cahier No 3 du Samedi 16 octobre 2004
avec cette introduction: « L’auteur, à 15 ans, s’engagea dans le FLN. Torturé par les siens
à la suite d’une purge, il passa du côté de l’armée française. Il vit aux Etats-Unis,
mais n’a pas oublié son Algérie natale ».

De l’Algérie avant le 1er novembre 1954, je n’ai en mémoire que des souvenirs d’enfance. La folie meurtrière et inutile qui a ravagé mon pays pésera sur mon adolescence et ma jeunesse et l’exil sur ma vie d’adulte. Mes souvenirs de cet âge innocent sont profondément enracinés dans un terroir que mes ancêtres ont fécondé des siècles durant. Le village de Teniet el-Hâad et les montagnes du Meddad éveillent des sensations dans une nature sauvage, voluptueuse, odorante et provoquent en moi de fortes émotions.

Téniet el-Hâad, le « col du dimanche », mon village natal, fût tour à tour une capitale de tribus belliqueuses, un noyeau de résistance à la colonisation, un centre administratif de l’Algérie française… pour redevenir un village rebelle ! Sa vocation française prit corps dès 1843 lorsqu’un poste militaire, appelé alors bordj, y fut installé pour protéger les populations conquises et couper les communications entre les troupes de l’émir Abdelkader. Il fut consacré centre de colonisation le 2 août 1858 et devînt le siége d’une commune mixte, chef-lieu de canton et, plus tard, sous-préfecture du département d’Orléansville. Ce qui distinguait Téniet des autres « villages de colonisation » était le peu de colons qui s’étaient installés dans la région. La terre était pauvre et ingrate et les habitants européens – plus de 600 – étaient des fonctionnaires, des entrepreneurs et des forestiers. Le contentieux né des appropriations de « terres indigènes » étant inexistant, les relations entre les communautés étaient harmonieuses.

Mais c’est surtout la montagne du Meddad et sa forêt de cèdres qui ont immortalisé Téniet. Guy de Maupassant écrivait : « Mais ce qui m’a laissé au coeur les plus chers souvenirs en cette excursion, ce sont les marches de l’après-midi le long des chemins un peu boisés sur ces ondulations de côtes d’où l’on domine un immense pays onduleux et roux depuis la mer bleuâtre jusqu’à la chaîne de l’Ouarsenis qui porte sur ses faîtes la forêt de cèdres de Teniet-el-Haad ». (Allouma, de Guy de Maupassant. Texte publié dans L’écho de Paris des 10 et 15 février 1889, puis dans le recueil La main gauche).

Il s’agit du Parc National des Cèdres du Meddad, connu sous le beau nom de « Paradis des Cèdres ». Il se trouve à quatre ou cinq kilomètres au nord de Téniet, dernière étape avant les immensités désertiques sahariennes. La plupart de mes souvenirs d’enfance sont étroitement liés à cette majestueuse montagne couverte de cèdres. J’en connaissais tous les recoins, tous les mystères, toutes les odeurs… elle était aussi le paradis des enfants.

   Elle était le champ de nos escapades interminables vers le Kef Siga et son sommet le Ras el Braret, qui culmine à 1.787 mètres. Les chemins forestiers y étaient bien tracés et couverts d’herbes fraîches et vertes, douces aux pieds. De là-haut, le regard se promène dans un paysage alpin, sensation visuelle que j’ai retrouvée plus tard en Suisse ; le Meddad avait même son chalet, le Chalet Jourdan ! A cette altitude, les cèdres sont superbes : les branches les plus élevées prennent la forme de champignons, de parasols, de domes ; les autres branches semblent plonger vers le sol. Puis c’étaient des courses effrenées sur les pentes du Kef Siga vers le Rond-Point des Cèdres et nos jeux de cache-cache. Il était le lieu de prédilection de nos jeux d’enfants qui ne demandaient que des objets simples, billes, noyaux d’abricots, osselets et toupies de bois.

« Un monde à la mesure de nos rêves »

Les seuls habitants du Parc étaient le garde champêtre et son adjoint. Nous les évitions autant que possible pour échapper aux nombreuses règles qu’ils voulaient nous imposer. A l’exception des pique-niques du weekend et des journées où les villageois fuyaient vers la montagne pour trouver un peu de répit lors des chaleurs caniculaires de l’été, il n’y avait pas âme qui vive au Meddad. Nous étions en liberté dans le paradis des cèdres. L’immensité du Meddad nous appartenait, nous devenions les pionniers d’un monde à la mesure de nos rêves. Comme il n’était qu’à quelques minutes à bicyclette du village, nous y allions souvent, parfois plusieurs fois dans la même journée et il était devenu l’asile idéal de mes nombreuses heures d’écoles buissonnières… C’est encore au Rond-Point des Cèdres, centre d’un pré recouvert par un épais tapis d’une herbe moelleuse et odorante, que je volai mon premier baiser à une jolie vacancière. Le Meddad accueillait une colonie de vacances renommée et possédait une source ferrugineuse carbonatée, analogue aux SPA d’Europe, qui attiraient beaucoup d’estivants et de touristes. La saison touristique au Meddad était aussi celle de la chasse aux baisers et la rivalité entre toute une ribambelle de don juans en herbe était farouche.

La place du village est l’autre réserve de mes souvenirs d’enfance. Elle était le lieu de nombreuses rencontres de la communauté ténietoise. Téniet semblait vivre continuellement à l’heure de festivités :  fêtes nationales et locales, mariages, baptèmes… la place, transformée en jardin public pour une grande part, prolongeait le parvis de l’imposante église de style gothique. Tout en longueur, le jardin était clôturé d’une grille impressionnante terminés en fer de lance. Un pavillon en forme de parasol avait été érigé pour abriter les musiciens lors des concerts en plein air. Des dalles plates et polies constituaient la piste de danse entourée de bancs rustiques et de plates-bandes fleuries. Le long de la grille qui ceinturait la place et le jardin, des dizaines d’arbres taillés à hauteur d’homme semblait isoler les participants à la fête du reste du monde.

Les Ténietois étaient avides de bonne chair et de musique. Toute rencontre était pretexte à festin ! En fait, elle devenait un concours gastronomique au cours duquel chaque famille cuisinait ses meilleures recettes. Les plats, plus appétisants les uns que les autres, les sucreries et les patisseries s’amoncelaient sur la table commune ; nous goûtions à la cuisine de tous les coins de France comme l’omniprésent couscous… la journée finissait toujours en dansant et la soirée prenait alors des allures d’un bal populaire où plus d’une cinquantaine de familles européennes et trois à quatre familles d’Algériens « francisés » envahissaient la piste de danse. Les enfants faisaient leurs premiers pas, gauches et hésitants, sur les airs d’un accordéon ou ceux d’un vieil electrophone et sous l’oeil attendri de parents fiers de leur progéniture. Je revois aussi, de l’autre côté de la barrière, les douzaines d’autres enfants moins fortunés, essayant d’escalader la haute grille, que les deux policiers du village, gourdin à la main, gardaient à distance. J’avais bien l’impression qu’ils auraient voulu être associés aux flonflons de la fête.

Tous ces lumineux souvenirs m’ont longtemps semblé être autant de rêves fracassés mais le cri d’espoir d’un écrivain algérien raisonne toujours dans ma mémoire « rendez-moi ma vallée qu’un ancêtre inventa. »**

Rémy Madoui a publié J’ai été fellagha, officier français et déserteur, Seuil, 2004.
** Dans Ecoute et je t’appelle, de Malek Haddad, éditions Bouchène, 2003.




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